J’étais à la recherche d’un podcast sur les money market funds – je ne m’attendais pas à y découvrir que le monde terminera bientôt.
L’offre sur ce sujet est maigre sur Spotify, et j’ai dû arrêter mon choix sur un titre simple, mais intrigant pour quelqu’un qui, comme moi, en connaissait peu sur le sujet: The Fundamental Problem with Money Market Funds. Alors que je m’attendais à un podcast théorique, je me suis aperçu que j’étais tombé sur une critique pour le peu intransigeante des money market funds. L’éditorialiste y expliquait de nouvelles directives régulatoires au sujet de ces fonds, tout en les pimentant de ses remarques personnelles. Après quelques minutes, j’ai bien compris qu’il n’y avait là rien de sérieux et que, au final, ses commentaires s’inscrivaient dans un schème bien plus large d’interprétation: «If you can’t touch it, you can’t own it» .«Next thing you know is the government’s forbid you to own what you’ve earned». Pour elle, il était clair que la seule chose qui puisse être une réserve de valeur, et même un vecteur de valeur socialement acceptable, c’était l’or et les autres métaux précieux.
Sa critique des money market funds dégénère lorsqu’elle s’engage dans un discours eschatologique, plutôt catastrophiste et sans modération. C’est là où mes discussions avec plusieurs maximalistes Bitcoin – et des partisans des cryptos hard cap de manière plus générale, c’est-à-dire l’idée que le nombre d’unités d’une cryptomonnaie devrait être gravé dans la blockchain afin d’être immuable – se sont soudainement clarifiées. Car, pour les bitcoiners les plus extrêmes, il n’est pas question de faire confiance à un tier pour garder la valeur de son argent. L’autonomie, l’autonomie partout; un citoyen s’enrichit lorsqu’il ne dépend pas du système. La préparation au pire, partout; la durée de notre survie dans la lutte qui s’annonce est directement proportionnelle à notre niveau individuel de préparation à la fin du monde tel que nous le connaissons.
Quoique sa critique était trop intense pour que je ne recommande à qui que ce soit de la prendre au sérieux, je dois à cette dame un changement de regard de ma part sur le profil de risque. Pour la première fois, j’ai vu l’approche de gestion du risque comme un spectre parfaitement corolaire du niveau de croyance personnelle en la fin du monde. Elle se situait certainement à l’un des extrémités de ce spectre, et elle appliquait cette conception non seulement à sa vie matérielle, mais également à sa conception de la finance. Black Swan, anticipation, préparation, autonomie; elle m’a fait saisir qu’il existe un terrain commun, de par le vocabulaire et les valeurs, entre la gestion du risque en finance et l’eschatologie.
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En Amérique, il existe une approche de la vie qui remet tout en question des sociétés contemporaines, très interdépendantes et tissées dans des institutions dont personne n’a la vue d’ensemble. Je crois qu’elle tire ses origines d’un débat proprement américain où l’un des partis idéalise un citoyen fermier vivant de ses terres et qui ne dépend que de sa famille immédiate. Selon ce schème, la société serait constituée de ces relations entre êtres autonomes, et la société devrait être générée momentanément lorsque le groupe est menacé ou peut bénéficier explicitement de la collaboration. Notre système financier est tout autre, voire littéralement contraire. Notre monnaie rappelle le lien fort qu’il existe toujours entre l’État et le peuple, même dans un monde de plus en plus libéralisé. Le riche le plus riche lui-même est incapable de rien sans le levier infini que lui procurre la finance; il n’est riche que parce qu’il est capable de se payer les biens et services produits par un maillage rafiné, de plus en plus spécialisé et lourdement interdépendant de gens qui, eux aussi sans ce système, ne seraient absolument rien. Le riche n’est pas autonome au sens réel.
Parallèlement, la collapsologie produit des discours qui tendent à être pris de plus en plus au sérieux, où notre civilisation courrait inévitablement vers un recul important. Tant le voyage que la destination de cette humanité beaucoup plus restreinte démographiquement et culturellement se moulent à ce besoin émergent d’être autonome face au groupe. L’indépendance apparait comme une solution et une protection contre le risque de voir ce monde se concrétiser. Il y a fort à parier que, si cette Histoire venait à se produire, ce serait en passant, dès les débuts, vers un effondrement du système financier, et au moins du système financier tel que nous le connaissons. Que la monnaie fiduciaire au centre de ce système soit donc l’une des premières cibles des survivalistes, des autonomistes et des catastrophistes n’est donc guère étonnant.
La plupart des maximalistes Bitcoin ne sont pas aussi radicaux que l’animatrice d’ITM dans leur critique des valeurs mobilières. Mais le nombre de personnes qui s’engagent dans la voie de la bitcoinisation est important, et c’est très souvent justifié par une critique analogue de la monnaie, de la spéculation financière, des systèmes de pouvoir dans le marché. La thèse justifie alors une transition complète vers l’autonomie financière, à savoir, vers Bitcoin surtout, et vers les autres valeurs rares. Pour l’autonomiste, la rareté constitue ce qui a une valeur, ce qui sera en demande en cas de catastrophe; pour le capitaliste moderne, c’est plutôt l’abondance qui marque la valeur.
Il est vrai que nous assistons à une redéfinition des risques inhérents à notre monde. Nous sommes tous surpris que l’Histoire ne soit pas en train de prendre fin à la suite de la chute du bloc de l’est à la manière prédite par Fukuyama. Nous sommes aussi tous surpris de la rapidité avec laquelle l’ordre international est en train de se redéfinir. Que le risque augmente dans l’environnement macroscopique, c’est indéniable. La question reste néanmoins en suspens à savoir si ce risque porte une véritable menace existentielle aux plus grands États de ce monde et, surtout, à leur monnaie, qui, elle, ne repose que sur leur crédibilité, leur stabilité et le bon vouloir des parlements qui ont autorités sur les lois. L’usage probablement abusif du pouvoir d’impression monétaire n’aide pas à la crédibilité de ces institutions.
Malgré tout, nous entrons dans une ère où toutes sortes de nouvelles stratégies financières compétitionneront pour faire face à ce monde. Les classiques 40/60 ou l’investissement dans les valeurs mobilières américaines seront défiés. Ce que nous considérerons comme un portefeuille balancé dans une vingtaine d’années, voire même une dizaine, sera à mon avis très différent de ce que nous proposons aujourd’hui.
Il y a fort à parier que les actifs qui permettront un hedge, au moins théorique, en réponse aux discours eschatologiques gagneront du terrain. Dans le discours populaire, on voit l’émergence de différents traits d’une société qui a moins confiance en son avenir, et je crois que cela dépasse la conjoncture récente de spirale inflationniste et de perturbations post COVID. L’idéal du citoyen souverain qui vit plus proche de la nature que de la culture attire nos esprits qui cherchent une alternative au monde mécanique qui peine de plus en plus à rendre ses promesses pour les classes moyennes occidentales. Les gens comprennent et intériorisent ce risque.
Pour le commun des mortels – et j’entends par là presque tout le monde sans exception – qui sait n’avoir contrôle sur rien, qui sait sa vie entre les mains d’un maillage sophistiqué d’élites politiques et économiques, se protéger contre une fin du monde dont l’espérance mathématique est en croissance fait beaucoup de sens. N’étant pas à l’un des centres de contrôle du système, comment mieux se prémunir de la catastrophe qu’en étant souverain? Les métaux précieux, la terre et un panier de monnaies alternatives au dollar américain ne peuvent apparaitre que comme des solutions pour se mettre à l’abri des catastrophes guettant nos institutions. Dans la foulée, Bitcoin peut remporter un certain succès et une part des flux de valeur importants qui iront vers des placements alternatifs.
Les maximalistes Bitcoin sont certainement un signal de marché d’un changement plus profond de notre système financier, où le risque d’une catastrophe d’envergure sera de plus en plus pris au sérieux. Les planificateurs financiers seront éduqués à envisager la possibilité d’émergence d’une finance alternative suite à une catastrophe d’envergure et prépareront les portfolios en conséquence. Est-ce qu’ils transigeront tout vers le Bitcoin et les actifs hard capped? J’en doute. Mais ils alloueront certainement une part de leur capital pour se prémunir de ces risques, et probablement que le Bitcoin fera partie de la solution. Ils effectueront une transition partielle de leurs actifs vers ce qu’ils considéreront comme une assurance contre ce risque.
Dans l’anticipation de la fin du monde, aucun des schèmes financiers traditionnels n’aura sa place, et je prédis une montée des solutions exotiques à ce problème insoluble. Bitcoin et d’autres technologies financières crypto utilisent et utiliseront abondamment cet argument de la fin du monde tel qu’on le connait. C’est normal, car, étant nouveaux, leur discours est en constante construction et s’accroche à toutes les tendances qui pourraient leur bénéficier. Ce ne sera pas assez pour donner raison aux maximalistes, mais ce sera certainement suffisant pour leur rapporter gros. Et comme dans la finance il ne s’agit pas d’avoir raison, mais plutôt de prévoir ce que le plus grand nombre pensera tantôt, la question de la valeur de vérité du fond du discours des bitcoiners ne devrait pas nous intéresser; la thèse n’a qu’à faire beaucoup de sens pour beaucoup de gens.
Risque, rareté, eschatologie: la trinité appelle à la fin du monde, et l’appelle parle à un nombre toujours plus grand d’âmes.