Traiter les blockchains comme des États. 1 de 3: Loi de Metcalfe

La situation est absurde: les institutions étatiques s’attardent à réglementer les blockchains publiques comme si elles étaient le sujet de leur autorité. Il n’y aurait que cela, et nous aurions une preuve suffisante de leur incompréhension de la technologie.

Ce n’est pas une affirmation émanant des valeurs libertariennes que l’on connaît à la grande majorité des militants cryptos. Ceux qui me connaissent savent à quel point j’ai foi en la trinité libéralisme/démocratie/État-providence pour atteindre l’équilibre menant aux sociétés les plus libres, prospères et heureuses. Je reste pourtant convaincu que cette affirmation est aussi vraie et juste que ce que les plus fervents cypherpunks l’affirment. Non seulement je l’affirme; je crois qu’on peut le prouver.

Le but de cet article n’est pas de montrer cet état de fait au plan technique. Car, au plan technique, il n’y a pas de preuve à faire; les noeuds ne sont redevables qu’au consensus. Je voudrai ici montrer que cette indépendance s’étend encore plus loin; à savoir que les chaines portent une souveraineté proprement politique. Il faudra que le lecteur sache que, quoique l’on puisse percevoir les blockchains comme des technologies financières, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on les interprète comme des technologies de l’administration de façon plus générale; comme un État. Les Technologies de registres distribués (Decentralized Ledger Technologies, DLT), aussi connues sous leur nom de blockchains, peuvent gouverner tout type d’objet : des identités, des valeurs, des droits, des devoirs, des privilèges, des processus. Tout comme un gouvernement, lorsqu’elles posent des actions, elles ont ceci de particulier qu’elles sont absolument souveraines par rapport aux pouvoirs extérieurs.

Parce qu’elles ne se substituent pas à des gouvernements physiques, ma thèse sera qu’on doive les traiter de la même façon qu’on traite des relations internationales. Cette série de trois articles montrera d’abord ce que je crois être un État, et de le comparer à l’offre technologique des blockchains, en faisant des proto-États . Ensuite, j’expliquerai comment un État pourrait aujourd’hui être complètement dématérialisé, à savoir sans territoire. Dans la troisième partie, je proposerai une approche réglementaire nouvelle, inspirée de l’utilisation des jeux d’intérêts que nous observons sur la scène internationale, une approche qui servira tant l’intérêt des gouvernements que des blockchains. Nous verrons que cela a pour conséquence que la seule réglementation possible de ces technologies nécessite d’utiliser un schème interprétatif analogue à celui de la normalisation de relations diplomatiques.

Qu’est-ce qu’un État aujourd’hui?

On pense l’État, au moins en Occident, comme une sorte de mélange des concepts politiques de démocratie, de gouvernement, d’administration publique et de citoyenneté. Ces concepts portent une certaine importance pour la légitimité du monopole du pouvoir qu’il représente, mais ils s’écartent de ce qu’est, en réalité, l’État pour nous dans notre quotidien. Car la gloire de concepts comme la séparation des pouvoirs, l’État de droit ou la souveraineté du peuple sont des réalités que nous n’expérimentons pas fréquemment. Pour justifier la présente thèse, il nous faudra accepter une description plus proche de ce qu’est l’État en tant que technologie politique pour nous, simples citoyens, même si elle se fait au sacrifice de la beauté de nos idéaux fondateurs.

Dans l’état actuel des choses, je prétends qu’un État peut être vu comme un fournisseur de services, des services qui sont si ancrés dans nos institutions qu’on les croit inhérents à notre société civile. Ce ne sont cependant que de simples services, qu’on saura décliner en retournant à ses fondements. Par exemple, l’État offre le service de protéger des personnes et des biens, à la hauteur de ce que les lois établissent. Il fournit certains des services de registraire, très structurants aux services publics et privés, dont ceux d’identification des personnes, des personnes morales et, très souvent, de biens comme des biens fonciers, de valeurs mobilières ou de la monnaie. Il délègue parfois ces pouvoirs à des tiers, mais il enchâsse la nécessité du suivi de ces informations dans des lois. Il fait garantir des règles régissant les entités physiques et morales sous son emprise – des entités dont il garde la trace par les registres – par des moyens d’imposer ses volontés, à savoir surtout les tribunaux et les appareils répressifs. Dans le concret, ces services s’expriment dans des cartes d’identité, les passeports, des titres de propriété et tout le reste.

Les États les plus riches et attrayants en font davantage. C’est là où, par exemple, se forme une sorte de compétition sur leur administration de l’économie et du filet social qu’ils garantissent à leurs habitants. Sur certaines activités de la société civile, ils offrent des avantages, comme des subventions à des projets d’entreprise ou de recherche, ou encore des protections spéciales, comme la protection contre les créanciers, qui transfèrent des risques individuels vers des tiers. Ils agissent à titre de catalyseurs ou d’inhibiteurs de certains phénomènes sociaux, des mécanismes normalement au bénéfice collectif. Tout cela, les gouvernements le font parce qu’ils y trouvent un intérêt pour les citoyens, que leur lecture soit bonne et honnête ou non.

Y a-t-il vraiment d’autres rôles pour nos États contemporains? On pourrait argumenter que oui, on voudrait peut-être y voir davantage, mais le libéralisme tend progressivement à dégager l’État des autres rôles qu’on lui a historiquement attribué. On leur a entre autres reconnu la diffusion de la politique au sens originel du terme (au sens de la gouvernance des moeurs communes) et de la représentation du groupe culturel national. Mais il est plutôt clair que ces rôles tendent à s’effacer, et que même s’il en subsiste des traces, le citoyen n’en fait pas l’expérience dans sa vie quotidienne.

Décrire l’État comme un réseau de services

Dans la tête des politiciens, il faut certaines caractéristiques pour qu’un État soit puissant. Je pense là à des choses plutôt évidentes pour l’intéressé aux sciences politiques: assiette fiscale, capacité militaire, industrie, démographie, soft power et tout le reste. Mais le débat public laisse trop souvent pour compte un aspect plus simple de la puissance: la sophistication de l’appareil public.

La puissance d’un État ne dépend pas que de la quantité et de la qualité de services qu’il déploie. Elle est proportionnelle au maillage de ces services entre eux. Les services de l’État forment une masse critique, qui sont de fait un réseau descriptible selon la loi de Metcalfe à une échelle sans commune mesure avec d’autres entités. J’aurais de nombreux exemples de cette théorie pour la mettre à l’épreuve. Parmi eux, la puissance financière des États-Unis ressort comme le plus évident. Le tissu créé entre la force de la banque centrale, le droit des affaires, les institutions financières solidement réglementées, les bourses de valeurs: tout cela rend le réseau financier américain le plus attrayant du monde, à tel point que des étrangers acceptent volontiers de devenir sujets des États-Unis lorsqu’il s’agit de leur patrimoine.

Tous les services d’un État se parlent théoriquement les uns avec les autres. À chaque croisement, à chaque lien (edge) du graphe, un nouveau service apparait pour les acteurs de la société civile. Cela démultiplie rapidement les bénéfices de l’État envers ses citoyens et en fait un acteur spécial, tout particulièrement légitime de par son utilité. Par rapport à des tiers privés, il permet au gouvernement d’offrir de nouveaux services, impossibles à mettre en place sans cette interdépendance des services entre eux. On peut citer de nombreux exemple: le registre de l’État civil est imbriqué aux institutions d’échange des valeurs, permettant la confiance; la sécurité civile dispose de moyens de croiser des crimes dans le monde réel à des informations retraçant les auteurs de ces crimes; offrant un degré de certitude élevé; des entreprises et des citoyens de bénéficier des valeurs collectées par l’impôt au moyen de différents mécanismes de redistribution de la richesse. Toutes ces choses sont interdépendantes, et le pouvoir politique d’un gouvernement tient au moins en partie à cette compatibilité des services entre eux, à cette organisation qui déploie une grande valeur à des institutions fondamentales somme toute très simples. Toute la société trouve un grand intérêt économique à ce connecter à ce réseau.

Cette intercompatibilité est rendue possible par des armées de bureaucrates dans un État; mais, pour une blockchain, c’est une caractéristique intrinsèque du système. Pour un gouvernement ou des acteurs de la société civile, rendre compatibles des services, comme le croisement du registre foncier avec celui de l’État civil puis du registre foncier avec le paiement des taxes municipales, il faut du travail. Si les tâches sont exécutées manuellement, il faut des personnes qui sachent faire le lien entre toutes ces données. Si les tâches sont automatisées par des services informatiques, il faut au moins réaliser le projet de connecter les services entre eux, puis de prévoir toute la gouvernance (souvent coûteuse et litigieuse) de cette nouvelle connexion; qui paie?; qui décide?; qui maintient?. La complexité augmente encore davantage si on veut connecter les services municipaux à ceux des banques dans le but de simplifier le paiement pour le citoyen. Ce sont là des frictions qui, de fait, rendent très difficile de nouveaux croisements dans le réseau des services de l’État: d’où la difficulté d’automatiser certains services, dont de nouveaux qui donnerait une grande valeur ajoutée aux services publics (exécution automatique des décisions juridiques; suivi de l’imposition en temps réel; distribution dynamique des subventions selon des données financières et économiques…). Par ailleurs, dans plusieurs cas, l’État est perméable aux tiers, qui ne peuvent, eux, développer des services sur les infrastructures de services de l’État. C’est la raison pour laquelle chaque fournisseur d’Internet avec lequel un citoyen veut faire affaire doit, à chaque fois, réécrire son nom, son adresse, sa date de naissance, ses informations bancaires et tout le reste, plutôt que de réemployer ce qui est déjà entre les mains des institutions publiques. Et c’est normal: on ne voudrait pas donner systématiquement et sans contre-pouvoirs le droit à des acteurs privés de se servir dans les registres de l’État. Dans l’état actuel des choses, il y a peu de nuances au spectre entre l’opacité et la transparence totale lorsqu’il s’agit de paramétrer la compatibilité de l’appareil gouvernemental aux institutions tierces.

Or, dans une blockchain, cette compatibilité est une caractéristique du système: il n’y a aucun travail à faire pour rendre compatibles deux registres inscrits sur des chaines. Un acteur, privé ou public, qui crée un contrat public, un registre ou une valeur, impose des règles à son système. Les règles que cet acteur implémente dans son code sont applicables universellement: droit de modification, confidentialité, normes de transfert et tout le reste. La beauté émerge lorsque d’autres réemploient ce qui est développé. Tant que les règles originales sont respectées, n’importe qui peut coder une couche supplémentaire faisant usage du service original pour créer un autre service. Toute la cascade de droits, obligations et redevances, de modifications aux registres, de redistribution des valeurs; tout sera automatisé. La technologie rend ici possibles de nombreuses possibilités inédites sur le spectre de la transparence. Et elle réduit tout près de zéro le coût de nouveaux services qui auraient nécessité des quartiers complets de tours d’ivoire à des institutions traditionnelles.

La conséquence de tout cela, c’est que la blockchain est une technologie d’administration bien plus performante que ne pourra jamais être l’État et les acteurs privés, à moins que l’État revête lui-même la technologie pour la poursuite de ses missions. Le problème provient du fait que, par les technologies de cryptomonnaies, cette technologie circule en ce moment librement, permettant à n’importe qui de faire concurrence à l’État en administrant des services similaires, là où les institutions étatiques avaient un monopole auparavant non seulement juridique (donc enchâssé dans les institutions), mais également technologique (personne n’aurait pu prétendre reproduire des services équivalents).

***

Même si encore très peu de services sont encore disponibles sur les blockchains, il faut imaginer qu’elles rendent possible un «Internet de services» sans commune mesure à le réseau crée par un État territorial. La DeFi et les NFT sont deux expressions très simples de cette possibilité de mettre des services en réseau. J’anticipe que de nouveaux projets offrant de nouveaux services donneront lieu à des services si attrayants pour les particuliers qu’on verra un jour une véritable concurrence aux services publics. Je pense aux services de suivi des crédits carbone dans le moindre objet du quotidien, aux paiements instantanés, à la gestion de l’identité et des données personnelles de façon publique mais confidentielle, aux paiements en temps réel sur les chaines d’approvisionnement. Tout cela, un État traditionnel n’en aura jamais les moyens.

Comme sur Internet, on démultipliera le travail de tous ceux qui développent sur le protocole. On réemploiera ce qui existera déjà en un claquement de doigts. Et tout cela, on le ferra pour une fraction du coût de l’administration publique. Comment ne pas y voir une promesse d’une vie plus simple alors que les gouvernemnts peinent à garder un semblant d’organisation dans les services qui livrent à des citoyens aux attentes toujours plus élevées?

La conclusion est effrayante: nous sommes face à une technologie souveraine des pouvoirs publics et plus capables que des pouvoirs publics de rendre des services à la collectivité. Analysés sous l’oeil stratégique, les rapports de force entre un gouvernement national face aux cryptomonnaies, qui sont véritablement le seul souci des politiciens, et surtout aux blockchains publiques sont, de façon générale, à l’avantage des cryptos. En plus, l’une des conditions sine qua non du pouvoir d’un gouvernemental national, c’est d’être ancré à un territoire: or, les blockchains sont territorialement intangibles. Cela implique que les gouvernements ne savent pas où les attaquer, tout en permettant aux chaines d’avoir un marché adressable sans limite.

Technologiquement du moins, l’État a trouvé son plus grand compétiteur pour le titre d’institution dominante du politique depuis belle lurette. Ce compétiteur n’a pas de pays, mais prétend être en mesure de faire tout aussi bien, sinon mieux et pour moins cher, ce que l’État propose présentement. À cela s’ajoute qu’il est possible que les acteurs trouvent des bénéfices à fuir les services de l’État, qui sont moins confidentiels et, parfois, moins juste et moins démocratiques.

La course au «Nouveau monde» est commencée. Dans l’entreprise coloniale de ce monde sans frontière, aucun régime d’État n’a joué ses pions. Pour ce faire, ils devront se libérer de la principale limite de leur constitution et des institutions internationales: le territoire.

Deuxième partie : Déterritorialisation